Le jeu
S’entendre par le jeu : Un outil au service de l’invention collective
Si les approches participatives sont de plus en plus reconnues nécessaires pour impliquer les populations dans la gestion des ressources et des territoires, leur réussite reste souvent faible dans la durée, déjà à l’échelle locale et encore plus à des échelles plus larges. Il est en effet difficile d’obtenir un engagement profond et durable des acteurs locaux avec des méthodes participatives qui sont tout de même plus adaptées à l’expression de la connaissance scientifique (« diagnostic », cartographie…) qu’à celle des perceptions locales.
C’est à partir de ce constat qu’a été mise au point une approche avec comme un but unique de mettre au même niveau les « perceptions » (savoirs, connaissances, expérience, points de vue… et valeurs) des différents acteurs, qu’ils soient experts, citoyens, ou décideurs. C’est certes un défi, pour nous tous : est-on capable d’avancer en considérant avec la même validité les points de vue des autres autant que le nôtre ?
Un support combinant jeu de rôle et improvisations théâtrales a ainsi été imaginé pour d’abord laisser les participants décider eux-mêmes des questions prioritaires à aborder, ensuite décrire la situation telle qu’ils la voient eux-mêmes, et enfin les laisser imaginer puis tester (en les jouant) leur propres idées de ce qui pourrait améliorer leur situation. Le jeu TerriStories se présente comme un jeu de simulation, d’abord à construire, puis à « jouer », par les participants eux-mêmes. Autrement dit : s’entendre par le jeu.
Le plateau de jeu : ni local, ni global… mais les deux
Le support est constitué de plusieurs plateaux « territoriaux », permettant aux joueurs de prendre en compte une diversité sociale et géographique dans leur analyse collective, donc ne pas se restreindre aux besoins d’une (leur) territoire. Les plateaux sont modifiables à loisir de façon à pouvoir reconstruire le territoire concerné selon le point de vue des joueurs. Chaque plateau de jeu est constitué d’un damier dont les cases sont amovibles, de façon à pouvoir changer la couleur des carrés constituant les cases. Sur le plateau s’insèrent donc des carrés de bois (« parcelle » de territoire), dont la couleur représente le milieu naturel dominant dans cette parcelle de territoire. Ces carrés sont amovibles de façon à pouvoir former différents types territoires. Une dizaine de couleurs sont à disposition pour ces carrés de bois, de façon à pouvoir représenter une diversité de paysages possibles. À partir de ces carrés de couleur, on peut ainsi construire pour chaque plateau de jeu une région différente. Chacun de ces paysages peut être distingué si nécessaire par la nature et la qualité des différentes ressources qu’il porte : présentables dans le jeu par des billes dans deux casiers attenants à chaque parcelle de paysage.
Le jeu TerriStories a ainsi été pensé pour pouvoir être utilisé dans n’importe quel contexte territorial et à diverses échelles. Il est constitué de plusieurs plateaux de jeu, permettant de représenter un ensemble varié de territoires, qui peut ainsi représenter un territoire national, en considérant alors chaque plateau comme une région du pays, ou à l’inverse une très petit espace local, chaque plateau symbolisant alors par exemple le territoire de quelques fermes. Le fait que le jeu soit constitué de quatre plateaux, donc plusieurs échelles sociales et spatiales à prendre en compte, aide les participants à se projeter sur un diagnostic et des propositions qui doivent être pertinentes non seulement à l’échelle de leur territoire mais aussi à d’autres échelles, et qui doivent être pertinentes non seulement selon leur point de vue mais aussi en tenant compte du point de vue des autres.
Règles de jeu
Le jeu se joue à 8 à 12 joueurs par plateau (un territoire), plusieurs plateaux pouvant être combinés, mais séparés, pour représenter une plus grande diversité de lieux, de groupes sociaux, de point de vue et de besoins. Le jeu a ainsi déjà été utilisé avec 8 plateaux et une centaine de personnes réparties sur ces huit plateaux, les joueurs des différents plateaux pouvant communiquer librement entre eux, se déplacer d’un plateau à l’autre (migration par exemple) si le plateau d’arrivée accepte le nouveau venu, et simuler des organisations et des régles communes entre plateaux s’ils le souhaitent.
Chaque joueur a à gérer une famille, une exploitation, une entreprise, de taille variable, de façon à prendre en compte la diversité des situations réelles. Il y a deux objectifs au jeu : un objectif individuel pour chaque joueur, subvenir à ses besoins dans le contexte difficile qui lui est proposé, en pratiquant des activités génératrices de vivres et de revenus, et un second objectif, collectif, d’imaginer les règles les plus valables pour l’avenir…le sens de « valable » étant à définir et à faire évoluer entre joueurs au cours du jeu.
Le jeu n’a pas pour objectif de représenter la réalité, trop complexe, d’un territoire donné et des contraintes qui s’y posent pour y vivre. Le jeu propose plutôt une simplification de la réalité, mais dont l’enjeu est de conserver les éléments fondamentaux d’un milieu changeant et incertain, pour que l’on puisse réfléchir de façon opérationnelle et pragmatique à la façon de réussir à y vivre ensemble. L’utilité des règles de jeu est donc de poser un décor, à partir duquel les joueurs vont pouvoir improviser toutes les situations qu’ils jugent utiles pour prendre en compte les difficultés et éléments de la réalité, et pour essayer toutes les formes d’organisation ou d’action, individuelle ou collective, qu’ils souhaitent débattre. Les règles sont ouvertes et facilitent l’improvisation. Ainsi au cours de la séance de jeu, les joueurs peuvent improviser des rôles nouveaux (maire, préfet, investisseur, écologiste, etc.), si celui-ci leur apparaît utile à la simulation qu’ils sont en train d’explorer.
Tout le support a été pensé pour être facilement maîtrisé par les participants, de façon à ce qu’ils puissent être rapidement capables de modifier les règles du jeu, l’adapter et l’enrichir en fonction de leurs propres préoccupations. TerriStories est conçu pour permettre aux joueurs de rajouter tout élément de jeu qu’ils jugent utiles pour enrichir leur réflexion : post-it, nouveaux types de pions ou de cartes…ou même élément du milieu naturel (voir…). Un ensemble de matériel de jeu sans fonction préalable définie, est toujours à la disposition des joueurs pour développer leurs scénarios de jeu. Cela leur permet ainsi de mettre en scène des situations de la vie réelle basées sur leur expérience, et d’explorer ainsi, en les jouant, leurs propres idées sur ce qui pourrait améliorer la situation donnée. C’est ainsi que progressivement, à partir des situations de coordination qu’ils créent puis simulent en les jouant, ils testent et forgent de nouvelles règles, afin d’améliorer la situation selon leurs propres perceptions. Le jeu met aussi en scène toutes formes d’incertitude et d’évènement, climatique, environnemental ou socio-économique, que l’on souhaite voir prendre en compte par les joueurs dans leurs discussions et imaginations collectives.
Le jeu est donc utilisable pour tout enjeu d’organisation collective entre individus. Le jeu a à la fois pour enjeu l’utilisation concertée d’un territoire ou de ressources, la question plus sociale sur la façon de s’entendre et d’agir ensemble, et même la question plus politique sur les valeurs et les principes que l’on souhaite préserver dans cette action.
Supports informatisés complémentaires
Un jeu informatisé de simulation peut aussi être employé dans les ateliers, si nécessaire. Ce type de combinaison entre un jeu de type plateau et un outil de simulation informatisé est le résultat d’une décennie de recherche interdisciplinaire sur la façon de représenter de façon plus équilibrée une diversité de points de vue sur les enjeux de gestion des ressources renouvelables (approche Companion Modelling ou ComMod).
TerriStories, le jeu “grand public”
TerriStories n’est utilisable que par des participants qui connaissent suffisamment les pratiques, les besoins et les enjeux d’une situation pour pouvoir les improviser, les intégrer dans les règles de jeu de base. Afin de proposer à un plus large public le même cadre de simulation ouvert, permettant de libérer les imaginations sur la façon gérer une situation de développement durable et de règles collectives, un jeu de société grand public est en conçu par une entreprise de production de jeu engagée dans le développement durable, Bioviva.
Etude de cas : utilisation au Sahel
Le jeu peut être appliqué à de multiples questions d’entente et d’imagination collectives, mais pour permettre son appropriation, un premier cas d’application est proposé aux joueurs : comment les paysans sahéliens pourraient réussir à s’en sortir ensemble au Sahel dans un contexte si difficile et incertain ? Au-delà de son utilité pour s’approprier le jeu, ce cas d’application peut constituer aussi une fin en soi, en sensibilisant les joueurs aux difficultés du Sud et aux enjeux, mondiaux, d’imagination collective face à l’incertitude climatique et la raréfaction des ressources.
Le Sahel est l’un des exemples les plus extrêmes de territoire incertain Le Sahel est la région d’Afrique de l’Ouest située entre le désert et la savane (Sahel signifie rivage : les rivages du Sahara). Il a donc toujours été un territoire difficile mais non désertique, avec une végétation pauvre habituée aux périodes sèches. Le climat du Sahel n’est pas seulement chaud et sec, il est aussi extraordinairement incertain : alors que dans ce contexte les pluies sont cruciales pour la survie, on ne sait absolument jamais où il va pleuvoir, quelle quantité peut tomber et pour combien de temps. Ainsi ce que l’on appelle la saison des pluies au Sahel (approximativement de juillet à octobre) peut débuter selon les années un ou deux mois plus tôt ou plus tard, durer quelques semaines ou plusieurs mois, contenir de longues périodes sans pluies ou bien des pluies importantes quotidiennement…Toutes les variations sont possibles. Et pas seulement dans le temps ! Les pluies peuvent être très favorables dans un lieu donné et à quelques kilomètres de là, inexistantes sur toute la durée de la saison des pluies…Difficile de trouver plus incertain et aléatoire.
Comment dans ces conditions arriver à survivre, à pratiquer l’agriculture, l’élevage, la cueillette des produits de la brousse, et les autres activités rurales ? Pourtant, les Sahéliens y parviennent. Ils ont même réussi au cours des siècles à y faire prospérer des civilisations importantes, avec des densités démographiques considérables. La situation sahélienne est ainsi un bon exemple de territoire hautement incertain, régulièrement traversé d’événements et de changements aléatoires, qui met au défi d’y réussir à s’en sortir. Un contexte de complexité idéal pour essayer de « raisonner plus vaste », imaginer et explorer des solutions originales, à construire ensemble. La question qui est posée aux joueurs est la suivantes : parviendrez-vous à faire fructifier la diversité de vos points de vue pour vous en sortir ? Arriverez-vous à des solutions originales que ni le scientifique, ni le sociologue, ni le politique n’aurait pu imaginer seul ?
Les joueurs, des villageois sahéliens, pratiquent donc les activités possibles au Sahel, saison après saison (pour le cas sahélien, le jeu distingue deux saisons : la saison des pluies et la saison sèche), année après année, en installant leurs activités sur un plateau représentant un territoire sahélien typique : agriculture pluviale ou irriguée, élevage transhumant, cueillette de produits sauvages, petit commerce, migration économique… Les activités sont représentées par des pions, d’une couleur différente pour chaque activité. Des pions de différentes couleurs sont donc disponibles pour toute nouvelle activité que pourrait imaginer un joueur. Pour le cas sahélien, l’incertitude et variabilité des pluies constituent la condition la plus contraignante du jeu. À chaque saison des pluies, une fois que les joueurs ont positionné leurs activités pour chaque est tirée au hasard une « carte des pluies » qui représente le plateau avec ses différentes parcelles et donne la répartition des pluies pour chaque parcelle du plateau. Sur une « carte des pluies », le coefficient inscrit sur chaque parcelle indique la pluviométrie de la parcelle mais aussi l’impact de celle-ci sur les ressources naturelles de la parcelle. À cette incertitude climatique s’ajoute à chaque saison, des cartes « événements » qui peuvent être tirées. Elles introduisent d’autres aléas et événements auxquels peuvent être confrontés les paysans sahéliens (invasion de criquet, chute des cours des productions, arrivée d’un investisseur ou d’un projet…). Les joueurs ont tout loisir d’imaginer un nouvel évènement et de l’introduire eux-mêmes dans le jeu, en le jouant. Une fois un premier cycle annuel joué, les joueurs ont maintenant assez de recul et d’expérience pour imaginer des façons de mieux s’en sortir dans ces territoires incertains. Ils vont pouvoir créer, puis tester en les jouant, leurs idées. À partir de l’ensemble des bilans individuels et collectifs du cycle précédent de jeu, les joueurs discutent de quel fonctionnement collectif leur paraît le plus « valable». L’important est donc d’abord qu’ils s’entendent sur ce qu’ils définissent comme « valable » : dans quel sens souhaitent-ils essayer d’« améliorer » la situation : augmenter la production globale de la région ? Diminuer le nombre de familles en difficulté ? Préserver l’environnement ? Une combinaison subtile des trois ?… Le jeu permet de respecter la diversité des points de vue : plutôt que de sélectionner une seule « bonne » réponse, les différents points de vue, une fois débattus et discutés, peuvent servir à définir différentes options de règles collectives, qu’ils pourront ensuite tester.
Voici quelques points qui peuvent structurer la discussion :
- a-t-on vraiment besoin de règles collectives (la situation du premier temps de jeu, sans règles, produit elle des résultats plus néfastes ?) ?
- les solutions imaginées peuvent concerner des règles « générales », applicables partout et pour tous, ou peuvent concerner une zone particulière du plateau, ou encore un type particulier d’usagers.
- encore plus complexe, mais déjà imaginé par des bergers sahéliens durant une séance de jeu, pour s’adapter à l’incertitude de leur climat : chacune de ces règles peut être appliquée de façon permanente, mais aussi seulement sur des périodes (de plusieurs saisons ou années) ou des saisons spécifiques. Par exemple, des règles à n’appliquer qu’en cas de sécheresse.